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17/05/2010

Mlle Laurencin c'est moi : )

Mais en moins jeune et ,probablement, en moins blonde !

C'est sûr que si une Mme. Jargonos fait irruption dans ma classe et qu'elle voie notre "mur des sentiments" , je serais vite mutée en Sècherie, l'endroit où l'on prodigue des cures de soins pédagogiques aux profs rebelles et enthousiastes. Comme si la cure d'austérité que nous inflige notre gouvernement ne suffisait pas !

C'est la lecture d'une note chez Tifenn qui m'a ramenée vers ce bouquin d'Orsénna découvert récemment. On l'avait déjà potassé en classe et, apparemment, certains de mes chères têtes blondes sont sur la voie de la reconciliation avec la grammaire, et, d'une manière plus générale, avec le français.

Mes visiteurs qui travaillent dans l'EN vont comprendre... Les autres comprendront aussi, évidemment. L'enseignement, s'il s'en tient à la rigueur imposée par les "curricula" est comme la mer sans sel, comme le bulot sans la mayonnaise ou le muguet sans clochettes.

Quoi qu'il en soit, les Jargonos et compagnie, ne feront pas ,de sitôt, éteindre mon regard et évaporer ma passion. La vie m'envoie encore plein de signes, de détails que l'écrivain de pacotille que je suis saura convertir en histoires. Et que la femme que je suis saura envelopper dans une félicité tranquille et en débusquer tout le charme et toute la saveur. Sous mes dehors futiles, chuis très tenace ; )

"Le  personnage  qui,  ce  matin-là  de  mars,entra  dans  notre  classe  aux  côtés  de  Monsieur Besançon, le principal, n'avait que la peau sur les os. Homme ou femme ? Impossible à savoir, tant la sécheresse l'emportait sur tout autre caractère.
-Bonjour,  dit le principal.  Madame Jargonos se trouve aujourd'hui dans nos murs pour effectuer la vérification pédagogique réglementaire.
- Ne perdons pas de temps !
D'un   premier   geste,   la   visiteuse   renvoya Monsieur Besançon (lui d'ordinaire  si sévère, je ne  l'avais  jamais  vu  ainsi  :  tout  miel  et  courbettes).  D'un second,  elle fit signe à notre chère Laurencin.
-Reprenez.  Où  vous  en  étiez.  Et  surtout: faites comme si je n'étais pas là!
Pauvre  mademoiselle!  Comment  parler  normalement devant un tel squelette ?  Laurencin se tordit les mains, inspira fort et, vaillante, se lança :
- Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure;
Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure.
Un  agneau...  L'agneau  est  associé,  vous  le savez, à la douceur, à l'innocence. Ne dit-on pas doux   comme   un   agneau,   innocent   comme l'agneau qui vient de naître ? D'emblée, on imagine  un  paysage  calme,  tranquille...  Et  l'imparfait   confirme   cette   stabilité.   Vous   vous souvenez ? Je vous  l'ai expliqué en  grammaire: l'imparfait  est  le  temps  de  la  durée  qui  s'étire, l'imparfait, c'est   du   temps   qui   prend   son temps...  Vous  et  moi,  nous  aurions  écrit  :  Un agneau buvait. La Fontaine a préféré Un agneau se désaltérait...  Cinq syllabes, toujours l'effet de longueur, on a tout son temps, la nature est paisible...  Voilà  un  bel  exemple  de  la  «magie  des mots».  Oui. Les  mots  sont  de  vrais  magiciens.Ils  ont le pouvoir de faire surgir à nos yeux des choses  que  nous  ne  voyons  pas. Nous  sommes en  classe,  et par  cette  magie  merveilleuse,  nous nous retrouvons à la campagne, contemplant un petit agneau blanc qui...
Jargonos  s'énervait. Ses  ongles  vernissés  de violet griffaient la table de plus en plus fort.
-Je vous en prie, mademoiselle, nous n'avons que faire de vos enthousiasmes !
Laurencin  jeta  un  bref  regard  par  la  fenêtre,comme pour appeler à l'aide, et reprit :
- La  Fontaine joue  comme  personne  avec  les verbes.  Un  loup  «survient»  :  c'est  un  présent. On  aurait  plutôt  attendu  le  passé  simple  :  un loup « survint». Qu'apporte ce présent ? Un sentiment  accru  de  menace.  C'est  maintenant,  c'est tout de suite. Le calme de la première phrase est rompu  net.  Le  danger  s'est  installé.  Il  survient. On a peur.
-Je vois, je vois...  De  l'imprécis,  de  l'à-peu-près...   De   la   paraphrase   alors   qu'on   vous demande de sensibiliser les élèves à la construction narrative : qu'est-ce qui assure la continuité textuelle?  À  quel  type  de  progression  thématique a-t-on ici affaire ? Quelles sont les composantes  de  la  situation  d'énonciation ?  A-t-on affaire à du récit ou à du discours ? Voilà ce qu'il est fondamental d'enseigner !
Le squelette Jargonos se leva.
-  ...Pas    la    peine    d'en    entendre    plus. Mademoiselle,  vous   ne   savez  pas   enseigner. Vous  ne  respectez  aucune  des  consignes  du ministère.  Aucune  rigueur,  aucune  scientificité, aucune distinction entre le narratif, le descriptif et  l'argumentatif.Inutile de dire que, pour nous, cette Jargonos parlait chinois. Telle semblait d'ailleurs l'opinion de Laurencin.
- Mais, madame, ces notions ne sont-elles pas trop  compliquées ?  Mes  élèves  n'ont pas  douze ans et ils sont en sixième !
- Et alors ? Les petits Français n'ont pas droit à de la science exacte ?
La sonnerie interrompit leur dispute.
La femme-squelette s'était assise au bureau et remplissait un papier qu'elle tendit à notre chère mademoiselle en larmes.
-Ma  chère,  vous  avez  besoin  au  plus  vite d'une  bonne  remise  à jour.  Vous  tombez  bien: un stage commence après-demain. Vous trouverez,  sur  ce  formulaire,  l'adresse  de  l'institut  qui va s'occuper de vous. Allez, ne pleurnichez pas, une  petite  semaine  de  soins  pédagogiques  et vous  saurez comment procéder dorénavant.
Elle grimaça un «au revoir».
Nous ne lui avons pas répondu."